Titre : | Nous ne parlions pas, nous pleurions (2009) |
Auteurs : | Soeur Emmanuelle, Auteur |
Type de document : | Article : texte imprimé |
Dans : | Initiales (n° 214, Mars-Avril 2009) |
Article en page(s) : | p. 37 |
Langues: | Français |
Résumé : |
A mon arrivée au bidon-ville, un trou était béant dans la cour des cochons pour y enfouir la chair rigide des nouveaux-nés tués par le tétanos. Alors qu'ils respiraient encore, les chiffonnières en pleurs m'amenaient des visages convulsionnés infléchis que l'épaule, des doigts menus incurvés dans les paumes. C'était un horrible spectacle que je regardais impuissante : le microbe avait atteint le cerveau.
Tous ceux qui l'ont expérimenté le savent : le plus atroce, c'est de serrer dans ses bras un être qui va mourir. Parfois, le drame se renouvelait plusieurs fois sans la même semaine. La lutte soutient l'espoir, mais là , il n'y avait pas de lutte. Devant ces cadavres en attente, j'aurais sombré dans le désespoir, sans les chiffonnières, elles-mêmes. Le soir venu, j'allais m'asseoir près d'elles, devant leur cabane, au milieu des ordures. chacune tenait dans ses bras le corps qu'elle m'avait apporté le matin et qui maintenant se refroidissait. Nous ne parlions pas, nous pleurions ensemble. Puis je lui disais doucement les seuls mots qui consolent, m'efforçant de ma convaincre moi-même : "Tu sais, ton petit est parti, mais c'est au ciel qu'il s'est envolé. Il est heureux, il chante avec Khadra Maryam, la Vierge Marie." Quelle leçon de foi je recevais alors ! Je la voyais, elle, la mère, soulever un peu la chair de sa chair devenue inerte, lever les yeux vers les étoiles et elle murmurait: "Ya habibi, ô mon chéri, tu m'as quittée, mais tu es heureux. Tu chantes avec Khada Maryam. Moi je pleure, mais ça ne fait rien. Toi, tu es heureux, ya habibi !" Et j'entrevoyais sur son visage quelque chose d'indéfinissable. Non pas un rayon de joie, ce serait trop dire, mais une sorte de sérénité. Mes soeurs chiffonnières me font penses à la Pietà , la Vierge à qui la mort rends le corps torturé de son fils. Je ne parle pas de la Pietà de Michel-Ange. Elle est trop belle, trop éloignée de nos chiffonnières. C'est une déesse grecque. Je parle de la Vierge de nos églises de campagne. Elle est souvent une simple paysanne tenant dans ses bras un pauvre cadavre. Femme de la douleur mais jamais femme du désespoir, elle croit que ce corps va tressaillir, ressusciter, comme mes soeurs chiffonnières qui voient déjà l'enfant mort transfiguré en ange de lumière. |